Consacrer Baya Ndar en lieu de la Place Faidherbe et reconstruire la ville musée de Saint-Louis du Sénégal

 
A la faveur de la magie étourdissante d’un usage quotidien et populaire des technologies de l’information et de la communication (TIC) dont une des formes les plus commodes semble être le WhatsApp, je reçois et lis à la faveur de ce long, interminable et énigmatique confinement, des vidéos sur des sujets divers selon l’actualité toujours brûlante. Voilà que dans la foulée des vagues d’indignations nées de l’assassinat de Georges Floyd à Minneapolis, la clameur publique se projette sur la vieille ville de Ndar et particulièrement sur la figure de Faidherbe dont la statue orne la mythique place de “Baya” de Saint-Louis, lieu de rassemblement et de promenade des Ndar Ndar, cette merveilleuse terre d’ouverture née de la rencontre entre le fleuve Sénégal et l’océan Atlantique. Déboulonner la statue de Faidherbe que l’ardeur corrosive du temps a fini par terrasser sans bruit, ou conserver en un lieu dédié cet ornement devenu peu singulier voire banalisé, est-ce là le vrai enjeu pour la résurrection nécessaire de Ndar, ce “hyper lieu” de l’hospitalité, du métissage, du brassage ethnique, culturel, religieux, social et de l’acceptation de la différence?

Cette contribution se veut un plaidoyer pour que l’ile de Ndar soit une ville musée préservée et reconstruite pour lui redonner son lustre d’antan et la sauvegarder du péril d’une possible disparition du fait de l’élargissement continu de la brèche . Elle ambitionne aussi d’inviter le conseil municipal de la ville à consacrer formellement Baya Ndar, le carrefour qui relie les quartiers du Nord et du Sud et ainsi tourner la page de la Place Faidherbe en réhabilitant le vocable par lequel les Ndar- Ndar appellent cette place si symbolique.

  Saint-Louis et l’« assumation » de son passé colonial

Certes, la mort atroce de Georges Floyd et l’assassinat de Adama Traoré à Paris ont déclenché une onde mondiale de protestation contre le racisme et les relents du colonialisme. Mais, hélas, la capacité d’indignation et d’émotion des honnêtes gens, surexploitée, conduit à des états d’âmes qui entrainent souvent une montée irrésistible d’adrénaline dans un contexte du stress global de type COVID 19.

Île de Ndar         Pont Faidherbe

L’île de Ndar et le pont Faidherbe

Cette cristallisation de tous les mécontentements et frustrations des masses laborieuses pétries dans une pauvreté endémique est le levier que des activistes de tous bords ont choisi comme stratégie de manipulation parfois abusive. En effet, ces mouvements anti colonialistes, anti esclavagistes et anti racistes spontanés ou structurés qui ont, depuis quelques années, protesté plus ou moins vigoureusement sous des formes et des mobiles divers reprennent brusquement du service.

 C’est dans une telle atmosphère de pression psychologique que survînt, en direct, la mort atroce de Georges Floyd alimentant du coup les revendications légitimes du mouvement Black Lives Mater. La diffusion en boucle de cette image oh ! combien ignoble et dégradante de la condition humaine par le fait d’un acte d’une rare barbarie froidement perpétrée par la Police américaine de Minneapolis aura choqué les êtres humains les plus insensibles de notre planète. Cette violence institutionnelle inouïe entraine l’organisation de marches de protestation, d’abord violentes puis pacifiques dans toutes les villes des USA et dans tous les pays démocratiques du monde avec des slogans exhumant les épisodes des plus tragiques de l’histoire de l’humanité notamment, la traite négrière, la colonisation, la ségrégation raciale permanente aux USA en particulier. Universalisation de la misère du monde noir que David Diop exprimait il y’a longtemps, en ces termes : « je pense au vietnamien couché dans la rizière, au forçat du Congo, frère du lynché d’Atlanta, je pense au cheminement macabre du silence quand passe l’aile d’acier sur les rires à peine nés ».

Deux vidéos ont marqué mon attention et ont certainement eu un effet immédiat sur l’opinion de divers sénégalais.

  • La première vidéo porte l’empreinte du Citoyen Karfa Diallo qui mène depuis deux décennies une lutte sincère et inlassable pour la défense des intérêts des peuples noirs, il y expose les noms de deux rues de la ville de Bordeaux : La rue David Gradis, négrier célèbre, et la rue Paul Broca théoricien reconnu de l’idéologie raciste. Monsieur Diallo se bat pour la rebaptisation. La tâche de Karfa est d’autant plus difficile à mettre en œuvre que les villes coloniales comme Bordeaux et Nantes sont reconnaissantes de leurs bâtisseurs négriers et colonialistes fut –il, par la sueur, les larmes et le sang de milliers d’esclaves arrachés à l’Afrique dans le contexte de l’accumulation capitaliste pendant la longue période du commerce mercantile.
  • La deuxième vidéo montre un spectacle, à la limite insupportable, d’images et de statuettes illustrant des visages d’esclaves sculptés, des scènes émouvantes de massacres d’enfants dans une vieille plantation dite WITNEY en Louisiane où les noms de 107 000 esclaves ayant atrocement souffert le martyr ont été, malgré tout, soigneusement conservés. Ces vestiges d’un passé à l’évocation douloureuse, sont pourtant, par devoir de mémoire, bien rangés, constituant ainsi les éléments de base d’un musée d’un coût de 6 millions de dollars. Ces peuples noirs d’Amérique pourtant durement éprouvés font ainsi preuve d’un sens élevé du pardon. Quelle grandeur et quel sens du pardon, si utiles à la marche des peuples éprouvés ! On ne peut, en effet effacer les faits historiques de la mémoire des peuples, car ils constituent des repères à assumer pour tirer les leçons nécessaires à la construction d’un nouvel avenir. Notre compatriote, mon ami, Dr Ibrahima Seck, éminent historien spécialiste de la traite des nègres, administrateur du musée a conclu la vidéo en disant : « Il n’y a aucune honte à assumer son histoire. »

Au regard des situations plus haut décrites, on constate que deux attitudes ou démarches s’opposent souvent dans le cadre d’une même lutte, celle contre toute forme de domination et d’injustice.

A l’échelle locale et à la suite de ces informations virales, la ville de Saint Louis, porte d’entrée de la pénétration coloniale française en Afrique occidentale est devenue subitement la cible principale d’attaques des activistes, à travers un des vestiges les plus exposés en la circonstance : La statue du Gouverneur du Sénégal colonial, Faidherbe, un des bâtisseurs de cette ville au site hautement stratégique. Statue qui, jusqu’à une date récente, trônait encore majestueusement au milieu du dispositif de gouvernance de l’île de Ndar, sous le regard indifférent des populations appauvries d’une ville, jadis grouillante d’activités prospères et qui aujourd’hui, cherche désespérément sa survie dans les promesses de politiques publiques qui tardent à se réaliser. Mais l’espoir est surtout dans la gestion intelligente et créative par les décideurs du Sénégal et de la ville de Saint-Louis du statut que l’UNESCO a conféré à l’île de Ndar, classée patrimoine mondial de l’humanité.

Le célèbre romancier Ousmane Socé Diop indiquait dans son beau roman « KARIM », paru en 1935, la tendance forte du déclin de la capitale du Sénégal colonial puis de l’Afrique occidentale française (AOF), en ces termes : « Saint Louis du Sénégal, vieille ville française, centre d’élégance et du bon goût sénégalais, il avait joué ce rôle durant tout le 19ème siècle mais de nos jours avec la concurrence des villes jeunes comme Dakar, Saint Louis dépérit ».

Du gouverneur Faidherbe et de sa statue : Un débat déjà bien documenté

Au rythme de ma consommation quotidienne, mais sélective des messages WhatsApp relatifs à ce sujet brûlant, j’ai eu et pris le temps de lire le texte de Mr Khadim Ndiaye intitulé : « La présence dérangeante de la statue de Faidherbe à Saint Louis ». Ndiaye dans une véhémente et vigoureuse contestation de la « part belle accordée aux racistes et acteurs de la colonisation dans l’histoire » semble traumatisé par les crimes connus du gouverneur Faidherbe dont il fait un inventaire, qu’il veut exhaustif, dans leurs formes les plus abominables. Si l’on ajoute l’acte cynique de son successeur Pinet Laprade, mettant le feu à la prestigieuse bibliothèque de l’Université médiévale de Pire Sanyokhor de Khaly Amar FALL, on comprend bien la légitime amertume face à la folie destructrice des porteurs du projet colonial. Assurément, ces envahisseurs se sont « engraissés de meurtres et ont mesuré en cadavres les étapes de leur règne » dans le processus d’édification du « sanglant monument de l’ère tutélaire ». En effet, l’Afrique reste toujours un enjeu!

Une récente illustration est fournie par la publication en 2014 du fameux Rapport d’ information du Sénat français par sa section, Affaires étrangères, Défense et Forces armées, sous le titre provocateur : « La présence de la France dans une Afrique convoitée », définissant les nouveaux axes d’un retour stratégique de la France en Afrique et qui n’est pas sans rappeler la décision concertée du partage de l’Afrique à la Conférence de  Berlin , de novembre 1884 à  février 1885 ,  à l’insu des africains . Au regard de ce qui précède, on voit bien qu’il ne manque pas des batailles plus urgentes que le parachèvement de la décolonisation de l’Afrique dans l’intérêt des communautés et peuples africains. Dès lors, on comprend difficilement ce brusque acharnement d’intellectuels sur la statue de Faidherbe à Saint Louis du Sénégal et que la population dépasse avec une indifférence totale qui l’avait depuis longtemps rangée aux oubliettes de notre mémoire collective.

La statue de Faidherbe à Saint –Louis ne me semble pas revêtir la place et l’importance que les activistes lui accordent subitement dans l’imaginaire des sénégalais et en premier lieu des habitants de Saint louis. Ce monument de Faidherbe subit au quotidien, tel un supplice divin, le verdict des intempéries, celles maussades des pluies acides de nos contrées sahéliennes qui, avec la critique rongeuse du temps, l’ont dénudée, lui laissant par oxydation du bronze ou cuivre, une triste couleur vert – de - gris, expression naturelle d’une saleté crasseuse. Dans le référentiel traditionnel de salubrité des habitants de la vieille ville : « sa tilimayou vert- de- gris, ngâ saff statue Faidherbe » («Tu es aussi sale que la teinte, vert- de- gris de la statue de Faidherbe ») n’est- elle pas une forme satyrique de mépris d’une figure que les populations de Ndar n’ont réellement jamais admirée ?

Statue de Faidherbe  Statue de Faidherbe 2

La statue de Faidherbe

Et la question légitime du citoyen Momar Gueye, depuis toujours résolument engagé dans la défense du patrimoine de sa cité, trouve toute sa pertinence: « Pourquoi donc subitement s’acharner contre une statue, objet inerte en bronze et en marbre que les Saint -Louisiens n’ont jamais vénéré, jamais honoré, jamais glorifié, jamais fêté ?» Statue qui, même à Lille sa ville natale n’a pas toujours fait l’unanimité, malgré les énormes services rendus par le personnage à sa France coloniale.

A titre d’illustration de ce dilemme : l’anecdote croustillante que Fadel Dia, un fin connaisseur de Ndar et de ses spécificités, rapporte dans son article bien documenté : « Adieu Saint –Louis, bonjour Ndar ». Anecdote relative à la cérémonie de jumelage Lille - de Saint Louis du Sénégal où Pierre Maurois, Maire socialiste de la ville, s’est offusqué du discours officiel de valorisation de Faidherbe le lillois par son collègue, le premier magistrat de la ville de Saint-Louis de l’époque. Voilà des faits qui relativisent la perception, l’intérêt des populations et des générations pour leur histoire et consacre ainsi la liberté d’interprétation des faits et symboles de l’histoire qui restent sacrés. Assurément la ville de Saint-Louis , écartelée entre son identité africaine et son passé colonial , n’échappe pas au redoutable dilemme de type Samba Diallo , « Il n’y a pas une tête lucide entre deux termes d’un même choix, il y’a une nature étrange en détresse de n’être pas deux.» Il me semble que se trouve là l’espace de définition de l’identité de cette ville plurielle, sur laquelle nous reviendrons.

Toujours, à la faveur des efforts de documentation du débat sur le personnage de Faidherbe, un précieux article de recherche en histoire intitulé : « Aux origines de l’Africanisme : Le rôle de l’œuvre ethno-historique de Faidherbe dans la conquête Française du Sénégal », paru dans le Cahiers de Jussieu N°2 de l’Université de Paris 7 en 1974, a été fort heureusement exhumé et souvent cité. Cette contribution remarquable du Professeur Abdoulaye Bathily, d’une rigueur scientifique et méthodologique précoce avait , avec la sérénité d’un jeune chercheur opiniâtre, cadré et clarifié certains aspects du débat sur le rôle et la place de Faidherbe dans l’édification du « sanglant monument de l’ère tutélaire», dans une optique de démystification du personnage, selon sa propre expression. Il n’en reconnaissait pas moins la remarquable contribution de Faidherbe et de son régime à la connaissance du Sénégal ancien . Ses travaux initiés dans une optique de domination de nos sociétés , n’en  possèdent pas moins une valeur intrinsèque et un intérêt scientifique considérable. En effet, sous sa direction «fut entrepris un travail d’enquête systématique sur l’histoire, l’ethnologie et le milieu physique des pays qui constituent le Sénégal actuel ». Au total l’homme aura mis sa grande expérience accumulée en Algérie, en Guadeloupe, en Côte d’ Ivoire à Grand Bassam et son génie de polytechnicien au service du projet capitaliste de conquête coloniale du Sénégal, porte d’entrée de la France en Afrique Occidentale. Sa statue qui a été logiquement édifiée dans le contexte colonial au milieu de l’île de Ndar pour service rendu à son pays, la France, n’est aujourd’hui rien de plus qu’une des pièces, certes, remarquable du grand musée qu’est l’île de Ndar.

Dans un plus récent article de presse, le Pr Kalidou Diallo du département d’histoire de l’ Université Cheikh Anta Diop (UCAD) est revenu, dans le même sens et avec force détails sur les cruautés du Général Faidherbe, il met en valeur quelques aspects consolidant et élargissant des recherches en sciences sociales relatives à la colonisation, confirmant ainsi le rôle de veille stratégique de « l’Ecole de Dakar » et dont la consultation des travaux de recherche universitaire doit être un préalable à tout débat sur une question de notre histoire nationale.

Après avoir brièvement évoqué le rôle plus ancien du comptoir de Saint Louis comme centre du commerce des esclaves venus du Haut Sénégal – Niger , il souligne le rôle du polytechnicien Faidherbe dans la construction des bases de la modernisation de la colonie, notamment l’édification, sous le régime du travail forcé, des infrastructures de base d’une installation durable.

Nous retiendrons par ailleurs trois grandes stratégies de Faidherbe, qui ont fortement structuré sa mise en œuvre de la politique coloniale :

  • La création en 1856 de l’Ecole des otages qui a fourni les premiers auxiliaires africains destinés à renforcer l’appareil administratif de la colonie.
  • La création en 1857 du corps des spahis et des tirailleurs Sénégalais sur le modèle des Tirailleurs indigènes algériens. Ironie de l’histoire, ce sont bien, ces soldats indigènes qui ont mené la conquête de nos royaumes, pour la France, face à la résistance héroïque de nos combattants ,leurs frères africains . A ce niveau, il incombe, à la « Commission Nationale Histoire du Sénégal», et plus spécifiquement, à la Commission Nationale d’Histoire Militaire de clarifier, voir redéfinir, le rôle complexe et la place véritable des spahis et tirailleurs dans le référentiel de valeurs et les symboles de notre armée nationale.
  • La création en 1857 d’un tribunal musulman reconnu par l’État colonial comme un élément central de l’appareil judiciaire colonial. La création de ce tribunal musulman, sans doute inspirée de l’expérience algérienne de Faidherbe, est le résultat de près d’un quart de siècle de pressions politiques exercées par la population musulmane de Saint-Louis pour que l’État colonial reconnaisse la charia comme moyen de régler les litiges civils entre musulmans.

On sait par ailleurs comment Faidherbe entreprit de relier l’île de Ndar aux autres parties de l’écosystème terrestre environnant, à travers l’édification d’un premier pont conduisant à la Langue de Barbarie où d’anciens villages qui vivaient d’activités halieutiques commençaient à former des quartiers urbains (Guet Ndar, Ndar Toute). Un second pont plus majestueux, qui portera plus tard son nom, raccorda la cité à la rive continentale du fleuve. Des travaux d’hydraulique indispensables au ravitaillement de l’île en eau potable sont aussi à son actif.

En réalité, le projet colonial depuis le 18ème siècle, sous la direction de Blanchot, a mobilisé toute l’ingénierie française pour rendre la vie humaine possible sur la grande île, à la suite de plusieurs tentatives vaines d’une installation sur l’ île de Doune Baba Dièye. La virulence des épidémies, notamment de fièvre jaune, ne laissa pas d’espoir aux premières intensions de peuplement de cette autre mythique île. Camille Camara, dans sa brillante thèse : « Saint-Louis du Sénégal, exemple d’évolution d’une ville en milieu africain » , montre bien les difficultés d’apprivoisement d’un environnement à priori hostile à l’activité productive et les énormes pertes en vies humaines. Il décrit avec minutie le processus d’humanisation de l’île de Ndar dont la partie Sud a été plus anciennement peuplée. Il suffit d’observer la relative densité des habitations dans cette partie, notamment à « Keur Thiane » , zone chrétienne circonscrite dans le quartier Sud ( Sindonné ) où un type de maison à architecture originale logeant des « signares » remplaçait progressivement les premières paillotes. Le quartier du Nord (Lodo) a été réservé aux grandes maisons de commerce colonial dont les hangars ouvrent sur la berge insulaire du grand fleuve. Le caractère hautement marécageux de la pointe Nord de l’île exigeant de grands travaux d’aménagement sera le lieu d’édification d’infrastructures d’intérêt public comme le camp militaire, la caserne des sapeurs, le stade omni sport, le grand domaine du consulat de France et même la grande mosquée du Nord dont la construction fut financée par suscription publique.

Au-delà de ce qu’il qualifie de « clameur populaire persistante alimentée par des activistes », Momar Gueye prend résolument le contre-pied des partisans du déboulonnement de la statue de Faidherbe à Saint-Louis. Pour lui, ce débat relève de la diversion d’autant que, la vieille ville a bien d’autres priorités. Loin de lui l’idée d’une quelque sympathie pour le cynique personnage de Faidherbe dont il ne manque pas de rappeler les cruautés, il n’en prend pas moins résolument la défense du patrimoine « Saint Louis du Sénégal, la plus vieille ville au monde », mais surtout celle de ses habitants qui l’aiment avec fureur pour son histoire de « cité de métissage, de paix et d’élégance où toutes les races, toutes les ethnies et religions ont toujours vécu en parfaite symbiose ». Il me plait d’ajouter : dans le respect des différences, l’acceptation de son histoire plurielle et la tolérance non condescendante qui structure son identité.

De Saint – Louis du Sénégal et de l’île de Ndar, un passé esclavagiste refoulé

Loin de la cohue et des colères proclamées, revenons sur les fondements historiques constitutifs de l’originalité et de l’identité de Ndar, avec la sérénité imperturbable qu’inspire le calme mythique des eaux de l’estuaire du fleuve Sénégal sous la protection maternelle de Mame Coumba Bang, ce qui en a fait, sans doute, un havre de paix , un « Darou Salam » pour certains. Ce calme propice à la méditation et l’accomplissement de la spiritualité y a sans doute attiré les plus grands érudits musulmans sénégalais et mauritaniens parmi lesquels : Cheikh Saad Bouh , dont la première visite date de 1872 , El hadji Malick Sy qui y édifia une Zawia dans le Nord de l’île, Cheikh Ahmadou Bamba qui y fit plusieurs séjours et bien d’autres soufis .

Dans un mouvement d’onde de crue, unissant la source à l’océan d’une part et l’exubérance des forêts galerie guinéennes à la sècheresse de la savane et de la steppe aux portes du désert, d’autre part, le fleuve Sénégal s’écoule brumeux vers son estuaire atlantique, zone de subsidence et d’accumulation millénaire des limons les plus fertiles décrochés des terres intérieures , depuis les versants des falaises du Fouta Djalon. Ses deux bras qui bordent et protègent l’Ile de Ndar se pressent vers une embouchure mythique, lieu de toutes les curiosités à la fois mystiques et d’observations scientifiques. Parallèlement à ce processus de sédimentation géomorphologique, s’est opérée comme dans un creuset de civilisation, une sorte de mixture humaine, sociale, culturelle et religieuse d’une rare harmonie d’ethnies et de peuples pourtant divers, venus du monde entier. Comme le rappelle si bien Fadel Dia : C’est là que se mêlèrent wolof, manjak, joola et pulaar tel qu’attesté par le registre de recensement général de la population de l’île à la fin du 18-ème siècle . Sans cette fine observation et analyse méticuleuse on ne peut restituer, dans la sérénité, à la vieille ville coloniale son statut et son rôle générique d’accueil et d’hospitalité légendaire, qui du reste miraculeusement n’est adossée à aucune référence de type ethnique. Les faits et évènements historiques qui ont engendré ce melting- pot n’en resteront pas moins sacrés jusque dans leur cruauté.

En effet, Saint Louis, par sa position stratégique dans le cadre d’une vaste économie mondiale marquée par le commerce triangulaire, comptabilise une première strate d’un lourd passé de traite négrière comme souligné plus haut. Jean Pierre Dozon dans son magnifique ouvrage intitulé : « Saint – Louis du Sénégal : Palimpseste d’une ville » nous rappelle que «Entre les esclaves qui partaient vers les ports tantôt français, tantôt anglais, contribuant à leur enrichissement, puis outre –atlantique pour y faire fructifier le système des plantations et une large palettes de produits tropicaux, notamment la gomme arabique particulièrement prisée dans le secteur manufacturier européen, Saint -Louis n’avait pas d’équivalent sur les côtes africaines» . Une telle situation prédestinât la cité à jouer un rôle majeur dans le processus de « brutalisation» qui affecta, pendant près de deux siècles, les sociétés africaines environnantes. Cette première strate temporelle de 1659 à la Révolution française, est celle du passé esclavagiste de Saint – Louis, insuffisamment assumé. Cette période hideuse, aujourd’hui enfouie dans la mémoire collective, est pourtant bien attestée par des vestiges de maisons d’esclaves à l’image de ceux de Gorée, mais surtout par l’existence de petites captiveries privées visibles dans l’architecture de la plupart de ce qui reste des maisons de marchands d’esclaves. Le visiteur averti peut y observer, de nombreuses petites trappes ou ruelles très étroites servant à conduire des esclaves récalcitrants aux quais d’embarquement du grand bras du fleuve. Les guides touristiques vous en diront plus. Ce passé de comptoir, Saint-Louis, plutôt très jalouse de son héritage colonial, marqué par l’intensité de la vie politique et culturelle d’alors , l’aura laissé volontiers à Gorée qui l’assume bien au compte de l’humanité. En effet, selon J P Dozon, « Par un procédé d’auto -fiction rare, Saint Louis refoule les représentations de son passée esclavagiste, sa première marque identitaire. »

La vie quotidienne des Domou Ndar, un patrimoine immatériel

Cet héritage ou patrimoine immatériel a été soigneusement documenté et courtoisement restitué à la mémoire de la ville, comme personne d’autre ne pouvait le faire que Abdoul Hadir Aïdara, ancien Directeur du Centre de Recherches et de Documentation du Sénégal ( CRDS) pendant près d’un quart de siècle, devenu par ce destin singulier de sa trajectoire professionnelle, par son calme naturel et la force de son engagement humanitaire, un des gardiens du meilleur de la ville : l’histoire de son identité. L’incroyable richesse des fonds documentaires et iconographiques consultés, croisée à une longue et patiente observation de la vie quotidienne à Saint Louis, confortent ses fortes impressions minutieusement consignées, fort heureusement, sous une belle plume dans un livre intitulé : «Saint-Louis du Sénégal d’hier à aujourd’hui». L’éditeur résume son travail en une invitation à découvrir l’histoire tricentenaire de Saint-Louis mais aussi ses extraordinaires richesses tant du point de vue architectural que culturel et sociétal. A la suite d’autres, il tente une définition du concept de « domou Ndar » qui renvoie selon lui, au raffinement, à l’éducation, au sens de l’hospitalité jusqu’à la façon de parler si particulière des natifs de la ville, sans oublier l’art culinaire.

Ce domou Ndar aujourd’hui interpellé c’est bien celui unique que nul mieux que Jean Pierre Dozon, cet autre Saint Louisien d’adoption, définit de manière géniale en ces termes : « cet entre-monde devenu un entre soi suffisamment consistant pour revendiquer son propre style de vie .»

 C’est pour la préservation de cet extraordinaire patrimoine aujourd’hui menacé que Aïdara a eu le privilège de diriger le comité de pilotage en charge de la demande d’inscription de l’île de Saint- Louis sur la liste du patrimoine mondial de l’humanité. Ainsi depuis 2000, l’île de Ndar est classée patrimoine mondial par l’UNESCO. Qu’implique dès lors, le devoir de préservation d’un patrimoine mondial ?

La responsabilité de préservation et de gestion d’un tel héritage historique incombe à nous tous. Toutefois plusieurs défis urgents sont à relever :

Redonner à Saint Louis menacé, les moyens de son site pour un nouvel avenir

Il s’agit de tourner la page de Saint-Louis façonner pour les besoins de l’expansion de la France en Afrique de l’Ouest et de nous ceindre les reins pour reconstruire ce bijou de la nature à l’image d’une belle cité  toujours tournée vers l’ouverture et l’accueil de l’autre. Quelques pistes sont esquissées pour être approfondies et concrétisées par les filles et fils du Sénégal et en particulier par les Ndar Ndar:

  • Une urgence signalée clignotant au rouge : Refermer la brèche: Afin de rétablir l’équilibre d’un milieu naturel agressé et fragilisé ;
  • Redonner vigueur et robustesse aux infrastructures qui portent la ville notamment les ponts et travaux d’hydraulique et d’assainissement , en d’autres termes reconstruire la ville selon une nouvelle vision d’une Afrique décolonisée mais qui préserve et intègre comme apport fécondant , les richesses et repères de son passé .
  • Initier et structurer un vaste mouvement de rénovation, et de restauration de l’île de Ndar ;
  • Lever les fonds nécessaires à la rénovation de la ville et à la restauration du patrimoine ;
  • Mettre en place un large répertoire des ressources humaines ,y compris de la diaspora sénégalaise , des compétences, scientifiques et techniques, engagées pour la reconstruction, la rénovation de Ndar ;
  • Inventorier et restaurer le patrimoine architectural encore debout ;
  • Adopter un plan prioritaire innovant de relance économique et culturelle ;
  • Mettre en place un dispositif de gouvernance et de gestion concertée du patrimoine sous la coordination des Ministères en charge de la culture, de l’éducation, de l’enseignement supérieur et de la recherche , de l’ urbanisme , en rapport avec les instances, institutions et mouvements concernés : Autorités municipales , administratives , religieuses , scolaires (Inspection d’Académie : IA) , universitaires ( UGB/CRDS ) etc. ;
  • Mettre en place en accord avec l’UNESCO, un comité scientifique international pour la préservation et la fructification du patrimoine historique ;
  • Institutionnaliser une commission inclusive pour discuter des questions brûlantes comme celle complexe, du statut de la statue de Faidherbe et de sa place dans le musée Ndar dont il reste malgré tout une pièce de taille.

Après avoir renoué avec le génie et la tradition de bâtisseur des fondateurs de la ville qui ont vaincus plusieurs contraintes et obstacles, nous pourrons alors sans aucune pression, baptiser et poursuivre avec responsabilité et sérénité, le travail de débaptisation des anciennes rues et édifices que les différents conseils municipaux qui ont eu le privilège d’administrer la cité, ont commencé depuis longtemps. Les ponts Servatius et de la Geôle, ne sont – ils pas respectivement rebaptisés : Moustapha Malick Gaye et Dr. Masseck Ndiaye ? Les populations autochtones de la vieille cité ont quant à elles depuis toujours consacré les appellations respectives de « Pomu Get Ndar » et « Pomu Loodo ». Il en va de même de  « Pomu Teenjigeen »  en lieu et place de Pont Faidherbe, nom imposé par décision administrative de l’autorité coloniale.

Ceux qui ont moins de vingt ans savent –ils que l’avenue Seydi Ababacar Sy s’appelait : André Lebon ?

Il est incontestable que, la statue de Faidherbe à « Baya », avec la mention : « Au gouverneur Faidherbe, le Sénégal reconnaissant », est devenue insolite depuis, au moins le 04 Avril 1960. Cette œuvre d’art coloniale oubliée à Saint Louis par la France, fera peut-être un jour objet de demande de restitution. En tout cas , face à l’inertie des générations, le verdict  implacable du temps qui l’a mise à terre, semble avoir devancé le mouvement actuel des activistes . En réalité, le nom générique et populaire : « BAYA » désignant cette place , témoin des évènements les plus marquants de l’histoire de la ville , a été usurpé. Cette place mythique reste encore objet de convoitises multiples , au point qu’on est tenté de nous poser la question : « kou gnouye kheuthiôle Baya ? » (Qui ose disputer aux citoyens de la ville , la paternité de la place et du patronyme : BAYA ? )

 La persistance du terme populaire de Bayaal ou Baya dans la mémoire collective, selon la position insulaire ou continentale, est l’expression d’une longue résilience  des populations de Saint Louis à la décision de l’autorité coloniale de baptiser cette place centrale du nom de Faidherbe.

Ce qui est, en définitive, vraiment dérangeant, c’est cette brèche qui s’élargit béatement chaque jour, appauvrissant et privant les braves paysans et maraichers du Gandiolais de leurs terres devenues salées et incultes. Cette brèche qui engloutit les pirogues et se nourrit du sang et du labeur de ces valeureux pêcheurs du singulier quartier de Guet Ndar sous le regard indiffèrent des activistes.

Arrivé à Saint- Louis, ville amphibie et lumineuse, que je découvris au début des années soixante-dix, j’avais retenu de mon professeur d’espagnol, le talentueux Doudou Diène, cette belle phrase de grand débutant : « Los pescadores de San - Louis vivén en el barrio de Guet Ndar » (« Guet Ndar est le quartier des pêcheurs de Saint -Louis » ). Aujourd’hui que des familles entières de pêcheurs sont déplacées vers Ngallele, pour échapper à la furie de plus en plus dévastatrice et meurtrière des vagues, la belle phrase du Professeur Diène, au-delà de sa beauté sémantique, perd toute sa consistance.

CONCLUSION

 A l’image du musée de la Plantation de Whitney en Louisiane qui a décidé d’immortaliser la barbarie pour mieux pardonner et avancer dans la longue route de l’HISTOIRE; faisons de l’île de Ndar , un laboratoire et un musée d’histoire coloniale du Sénégal. Musée global dont la gestion scientifique devrait revenir légitimement au Centre de Recherche et de Documentation du Sénégal (CRDS) de l’Université Gaston Berger de Saint- Louis (UGB), institution prestigieuse, et appropriée pour à héberger dans son riche musée la statue d’un des plus grands bâtisseurs de la ville coloniale de Saint – Louis du Sénégal dont ce qui reste du le symbole est en fin de cycle de vie. Ne l’oublions pas , l’ UGB est après la période faste de la Société d’Aménagement et d’Exploitation du Delta (SAED) , l’institution qui depuis 1990 , aura fortement contribué à redonner vie à la vieille ville . Nous gardons l’espoir que les élus de la vieille cité, à travers des délibérations sereines de son conseil municipal entendront notre modeste voix.

Notre histoire commune avec la France est à assumer comme une partie importante de notre patrimoine dans le profond respect de tous nos morts, héros, comme traîtres ou anonymes. En longeant Thiakka Ndiaye, le cimetière sur la Langue de Barbarie, « Entendez-vous brouir la sève souterraine ? c’est la chanson des morts, la chanson qui nous porte au jardin de la vie. » David Diop

Monsieur Ababacar Gaye FALL (Babs)

Professeur d’Histoire et de Géographie à la retraite

Chargé de mission à l’Institut d’Etudes Avancées ( IEA) de Saint- Louis du Sénégal.

 Email : Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser.   Tel : 77 571 84 77

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